DOSSIER – Pour les férus d’innovation, Éric Tabarly est le marin qui a tout inventé. Mais les fidèles de la tradition se reconnaissaient aussi en lui. Ses amis témoignent de tout ce que nous lui devons. Texte: François Le Brun
Nous sommes probablement nombreux à nous rappeler ce que nous faisions le 11 septembre 2001, ou en novembre 1963, le jour de l’assassinat de John F. Kennedy. Il en va de même du samedi 13 juin 1998. Les marins savent précisément où ils étaient, lorsqu’ils ont su qu’Éric Tabarly avait été́ porté dis- paru en mer d’Irlande. Cela fera vingt ans cette année.
Cependant, à la différence du président américain, dont le portrait se craquèle avec le temps, le souvenir du père des Pen Duick ne s’efface pas. Ses couleurs sont constamment ravivées. Et pas seulement par les fidèles de la première heure, mais aussi par des admirateurs de plus en plus jeunes. François Gabart, après son exploit au- tour du monde, confiait récemment que Tabarly était à l’origine de sa vocation. Pourtant, le skipper de MACIF n’avait guère que quinze ans l’année de la mort de son héros, et depuis des années déjà, ce dernier avait pris du champ par rapport à la course océanique.
Kosti Belkin n’est pas non plus très âgé, la petite quarantaine tout au plus. Son point commun avec Éric ne doit rien au hasard. Si lui aussi possède un Fif, du nom de ce génial architecte naval Ecossais, c’est pour une raison très précise. Il nous l’a expliqué en décembre lors de la remise du Prix du Yacht de l’année, décerné à son joli Viola. Un ma- tin à Saint-Tropez, il a vu notre marin national sortir du port à la barre du Pen Duick. La beauté de la scène l’a subjugué. À cet instant, le jeune entrepreneur s’est dit : « Moi aussi, un jour… » On connaît la suite. Pourtant, quel rapport entre le trimaran à foils et les cotres auriques? Justement, c’était la force d’Éric Tabarly. Tout au long de sa vie, il a réalisé la synthèse entre la tradition et la modernité. Vingt ans après sa mort, deux de ses amis, François Bellec et Jean-Michel Barrault, compagnons de courses, de quarts de nuits et de com- bats pour les justes causes, apportent la preuve par vingt du génie de notre grand homme.
01 – L’INVENTEUR DU PROCÉDÉ DE LA CHRYSALIDE
L’amiral François Bellec a plaidé́ en 2016 le dossier d’inscription de Pen Duick aux Monuments historiques. Plusieurs membres de la Commission étaient réticents : la coque n’était plus dans son jus. De fait, elle est enserrée dans une seconde peau, en fibre de verre. Pour que cette réalité ne devienne pas un vice rédhibitoire, une comparai- son naturaliste est venue à l’esprit de l’amiral. II a décrit aux jurés la chrysalide de la cigale. En effet, n’est-il pas admirable qu’une créature puisse épanouir ses ailes à partir d’une gangue protectrice? Eh! bien, a-t-il expliqué en substance, c’est exactement ce qu’a imaginé Tabarly pour Pen Duick. Au- tour de la coque originale, il a tissé un cocon protecteur. Pour sauver un voilier classique, il a inventé un procédé. C’était déjà le mariage de la tradition et du progrès, les deux maîtres-mots qui vont caractériser notre marin de légende tout au long de sa vie.
02 – LE SAUVEUR DU MUSÉE DE LA MARINE
Taiseux, Tabarly? Sur un sujet en tout cas, il a été d’une éloquence inépuisable. En 1995, il a été question de déménager le Musée de la Marine. Jacques Chirac souhaitait y installer le futur Musée des Arts premiers. Le préjudice pouvait être fatal à̀ des maquettes, parfois tricentenaires. Éric s’est tellement mobilisé pour le site du Trocadéro, qu’il a éclipsé les plus va-t’en- en-guerre du Comité de défense. François Bellec était également du combat. Il avait présidé en son temps aux destinées du Musée. Pour arrondir les angles du skipper en colère, il avait jugé bon de s’adjoindre les talents de diplomate de Jean-François Deniau. Ce dernier s’est montré plu- sieurs fois sensible aux propositions de sites de remplacement. Mais aucune solution alternative ne trouvait grâce aux yeux de Tabarly!
Or une fois que ce dernier avait donné son avis, les autres voix n’étaient plus audibles. Deniau lui-même avait dû en convenir : sa parole était démonétisée, dès lors que l’oracle Éric avait parlé. Cependant, l’affaire menaçait de s’envenimer. L’amiral a fini par mettre son poids dans la balance pour prôner la solution du quai Branly. Sa prise de position lui a valu cette répartie du marin: «Mais pourquoi ne pas y mettre plutôt le musée des Arts premiers?»Personne n’y avait songé ! C’est pour- tant le choix qui a été retenu, avec le succès que l’on connaît. Tabarly, quai Branly, la rime est riche ! En tout cas, c’est ainsi que le Musée de la Marine a pu être sauvé.
03 – UN ARBITRE DES ÉLÉGANCES, SUR L’EAU
Quand il avait gagné sa première transat, en 1964, Éric avait reçu à son arrivée la Légion d’honneur des mains de l’ambassadeur de France à Washington. C’était une demande expresse du Général de Gaulle, alors Président de la République. L’ennui, c’est que la tenue vestimentaire du solitaire n’était pas des plus propices à̀ y accrocher la rosette. Les vareuses de biffins ne sont pas équipées de boutonnières.
De cet épisode, est née la légende d’un marin dépenaillé. Elle a été pourtant maintes fois démentie par les faits. En particulier trois semaines avant sa disparition. Éric avait convié ses amis les plus proches sur les rives de l’Odet afin de fêter le jubilée de PenDuick. Il y avait là ses amis de promo de Navale, les premiers équipiers de Pen Duick II, puis les générations qui se sont succédées ensuite sur le III et le VI. Au total, une centaine d’intimes. Rien que pour eux, le maître de mai- son avait mis le bateau sur son trente et un. Il a enchaîné un ballet de virements de bord impeccables dans les boucles de la rivière. L’équipage était irréprochable, en pantalon blanc et marinière. Quant au bateau, ses vernis n’avaient jamais été aussi rutilants. Ébloui par leur brillance, Jean-Michel Barrault avait fait part de son admiration au maître de cérémonie. Quand il a demandé le nom et l’adresse de l’artisan rare qui maitrise si bien l’art du pinceau, la réponse d’Éric a tenu en trois mots: «Ben, c’est moi!»
On était loin, tout d’un coup, de l’image du dompteur d’araignées en aluminium, à la barre de Pen Duick IV ou de Paul Ricard, ou de celle du barreur en slip de bain dans les cockpits métalliques de Pen Duick III ou VI. Le détenteur du record de la traversée de l’Atlantique n’était pas spontanément identifié comme un méticuleux esthète de la neuvième couche de marine varnish. Pourtant, les compliments de ceux qui ont pu visiter l’intérieur du plan Fife sont unanimes: «C’était un Riva», «Il était entretenu avec un coton tige.»
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06 – L’art d’échouer brillamment
Qui peut prétendre qu’il n’a jamais talonné ? Celui-là n’a jamais navigué, ou bien, c’est un fieffé menteur. Pour avoir accumulé les milles par dizaines de mille, Éric a également souvent échoué. La nav’ n’était pas son genre de beauté. Il avait trouvé son bon génie de la table à cartes en la personne de Gérard Petitpas. Mais comme le prestige du barreur était immense, bon nombre de plaies et bosses sur le lest ont pu être présentées comme le fruit d’une manœuvre volontaire que seuls les meilleurs réussissent.
Pen Duick III échoue-t-il sur un banc de sable du chenal de l’île de Batz ? Aussitôt, la nouvelle se répand de Roscoff à Carantec: «Tabarly a profité́ de la grande marée pour venir caréner chez nous. Tu te rends compte?
De même, lors de la première Whitbread, le souvenir du premier démâtage en Atlantique reste incrusté dans les mémoires. Éric avait tiré́ un long bord vers Rio pour récupérer un nouvel espar. On oublie souvent la route qu’il prit ensuite avec ses compères pour rallier Auckland, port départ de La troisième étape. Il remonta par les Antilles, Panama, les Galápagos, les Gambier, la Polynésie, la Nouvelle- Calédonie. Éric aimait beaucoup ces destinations à cette époque. Chaque fois, l’équipage (en course) s’autorisa des escales dans ces destinations qui sont souvent le rêve de toute une vie.
Plusieurs années plus tard, Jean-Michel Barrault effectua lui aussi un tour du monde à la voile, avec son épouse Dany. À l’escale incontournable des Gambier, en l’absence d’instructions nautiques viables, il préféra remettre son destin entre les mains d’un pilote local. Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre de la bouche de son guide que tel caillou traitre portait le nom de Pen Duick, tel autre affleurant à peine était surnommé la roche Tabarly, un troisième le piton d’Éric, etc.
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