BONNES FEUILLES – Retraité depuis 2001, mais toujours aussi alerte à 89 ans, Michel Bigoin l’architecte de Pen Duick V et de Club Méditerranée revient sur les grands moments de sa carrière démarrée très jeune par la construction du premier 505 en France. (Article paru dans YACHTING Classique N°80)
Michel Bigoin avec Alain Colas lors de la conception de Club Méditerranée, le voilier géant d’Alain Colas
Un OLNI, pour: «objet littéraire non identifié». C’est la juste expression. Elle a été trouvée par l’Amiral Prudhomme, alors directeur du Musée de la Marine. Michel Bigoin se proposait de lui léguer l’ensemble de ses archives. « Notre institution en sera honorée, lui avait alors répondu son interlocuteur, mais il nous faudrait un texte d’accompagnement pour expliquer vos choix, et les évolutions de vos concepts». Le résultat, c’est ce livre[1]. Il est effectivement sans équivalent, merveilleusement écrit, comme un roman, voire un thriller, à ce détail près que tout y est authentique. Ce n’est pas non plus une autobiographie, car il contient une somme de considérations techniques, de nature à satisfaire les émules de l’architecte naval. En tout cas, pour tous ceux qui se sont passionnés pour la voile au cours de ces soixante dernières années, mais aussi pour les amateurs d’histoire contemporaine, il apparaît comme une formidable chronique racontée de l’intérieur. Les plus grands noms défilent: Jean-Jacques Herbulot, Eric Tabarly, Alain Colas, Gaston Defferre, Liliane Bettencourt, André Mauric, Bernard Tapie.
Certains n’en sortent pas grandis. Disons, pour être gentils, qu’ils sont comme «l’Albatros» de Charles Baudelaire. Ils gagnent à être admirés de loin, au large et haut dans le ciel. Car ramenés au rang de terriens, ils apparaissent alors pingres, jaloux, égotistes. Comme aurait écrit le poète: «leurs ailes de géant les empêchent de marcher».
Pour autant, l’auteur évite de tremper sa plume dans le fiel. Bien au contraire, comme il nous le précisait en marge de l’entretien qu’il nous a accordé: «les gens méchants, j’évite d’en parler». Cela ne l’empêche pas d’être toujours très éloquent, même dans ses silences.
Votre livre s’intitule «le Grand Voilier». Il évoque bien sûr Club Méditerranée devenu Phocea. Longtemps, l’Opinion a considéré ce bateau comme une fausse bonne idée.
Michel Bigoin: C’est vrai que Tabarly m’a critiqué. Il pensait que j’avais reproduit l’erreur de Vendredi 13 [2]. C’est-à-dire que selon lui, les voiles étaient vouées à se déventer mutuellement. Mais j’étais sûr de mon coup! D’abord, je me souvenais de mes régates d’adolescent à la Tourville[3], sur Sharpie, star ou 505. Quand nous étions en ligne de file, le deuxième, le troisième et le quatrième marchaient aussi bien que le premier. Ensuite, j’avais fabriqué une maquette au un/dixième. Elle mesurait quand même sept mètres de long! Les essais en bassin de carène et en soufflerie ne m’ont pas démenti. Cela fonctionnait! Jean-Jacques Herbulot m’a conforté dans mes choix en me disant : au fond, tu n’as rien inventé.
Comment expliquer alors ce club Méd bashing?
MB: Eric Tabarly méprisait Alain Colas. C’était même plus que cela. Or à cette époque, on ne s’opposait pas à Eric. Lors de la croisière inaugurale de Club Méditerranée, un journaliste nautique très connu était à bord. Il a bien vu que le bateau avait fréquemment des pointes de vitesse à plus de 25 nœuds. Or il n’en a pas relaté une ligne. Il était trop lié à Tabarly. Plus tard, Phocea réalisera couramment des moyennes de trente nœuds. C’est le seul monocoque luxueux à atteindre une telle vitesse.
Vous-même, votre nom a été associé à celui de Tabarly, à travers les plans de Pen Duick V!
MB: Il faut croire qu’il n’était pas trop mécontent de mes services, puisqu’il avait souhaité me voir en prévision de la première course autour du monde. Je l’avais donc invité à Marseille. Il s’est bien gardé de me dire qu’il avait profité de son séjour pour aller voir aussi Mauric et contracter avec lui. Avec le recul, je me dis que j’aurais pu lui éviter de démâter trois fois sur un bateau qui à mes yeux, ressemble davantage à une enclume.
Il reste que la préparation de Colas pour la Transat de 1976 ne fut pas optimale
MB: C’est certain, mais souvenez-vous de son accident. Il avait subi vingt trois anesthésies. Cela change un homme du tout au tout. Il n’était plus le même. De surcroît, il avait perdu la maîtrise de son budget. Au début, les voiles devaient être réalisées par Gateff, le meilleur maître voilier de l’époque. Mais il y en avait pour 1000 mètres carrés. Le devis présenté n’entrait pas les possibilités financières de Colas. Ce dernier s’est rabattu sur Tonnerre, qui lui a confectionné des voiles plates et fragiles. Les têtières en haut de mât vibraient sur un piton qui a fini par les percer. Les voiles se sont abattues sur le pont les unes après les autres ».
L’argent avait manqué. Dix ans plus tard, avec les moyens dont disposait Tapie, Phocea validera pleinement le concept.
ELOGE DE L’APPRENTISSAGE
Alors que je venais de perdre mon premier emploi suite à la faillite de l’atelier de modelage, Marcel Dornier m’a proposé de venir travailler avec lui dans son chantier de construction de bateaux. J’étais ravi, j’ai accepté car j’avais déjà construit mon premier bateau et connaissais donc le métier. J’étais le cinquième membre du personnel, en comptant Marcel Dornier !
L’atelier était situé Boulevard de Reims, dans le 17ème arrondissement de Paris.
Les locaux, assez vétustes et exigus, étaient partagés en deux activités : une moitié pour le père Dornier spécialiste de la menuiserie, l’autre moitié occupée par son fils Marcel pour la construction nautique. Deux entreprises différentes partageant l’utilisation des mêmes machines, chacune occupant des locaux séparés. L’entreprise que je venais de quitter n’était pas des plus modernes ; chez Dornier, c’était un peu plus « récent ». Les machines étaient indépendantes, sans transmission par courroie avec des poulies au plafond. Aucune des deux installations n’avait de système d’aspiration, ni des poussières, ni des copeaux ! Je n’avais jamais connu autre chose, j’avais l’habitude et c’était une installation normale pour l’époque.
Dornier était spécialiste du Sharpie de 9 m2. Nous en construisions un par semaine et il n’était pas question de chômer en cours de route. Bonne école… Ce bateau était très à la mode à l’époque et j’ai même travaillé à la construction de celui du champion de France Guy Baudouin. Dornier m’a appris à enfoncer les clous galvanisés
en deux coups de marteau : le premier pour bien situer l’emplacement, le deuxième pour terminer l’opération. Si le clou était plus long, on pouvait en envoyer un troisième. Surtout, bien tenir le marteau par l’extrémité du manche. C’est un coup à prendre !
J’avais participé au CVP à Meulan à un championnat de France junior en solitaire sur un Sharpie : J’avais chaviré à la première manche. J’avais abandonné, ce bateau n’étant décidément pas fait pour moi ! Les concurrents ne se sont pas privés de me balancer des amabilités acides une fois rentrés à terre. Je n’ai pas aimé… Ni le Sharpie.
Pour naviguer en mer, et même à Meulan par fort clapot, le bateau enfournait quelquefois en embarquant de l’eau. Certains coureurs avaient installé des tauds en toile se vidant vers le puits de dérive, mais ce n’était pas suffisant. J’ai proposé d’installer un brise-lames de vingt centimètres de hauteur sur l’avant du mât, ce qui a un peu amélioré la situation.
Il est certain que la finesse des formes pincées de l’avant et la hauteur d’étrave insuffisante étaient à l’origine du défaut de ce bateau conçu pour les eaux intérieures. Nous avons aussi réalisé des Ailes, petits quillards de 7,10 mètres traditionnellement construits en Masonite, une sorte d’isorel hydrofuge. Nos bateaux en acajou verni avaient incontestablement une toute autre allure.
Avec une petite série de Star de 6,9 mètres, lestés d’un aileron de 400 kilos, nous nous sommes lancés dans la construction en bois lamellé-collé. Le Star est aussi une coque à bouchains vifs avec les membrures des fonds arrondies, suivant un rayon variable pour toutes les sections. Primitivement ces membrures découpées dans du bois massif produisaient beaucoup de chutes. Le bois lamellé était une nouvelle technique consistant à coller des lames de 4 à 5 millimètres d’épaisseur dans un gabarit en forme, comprimées à l’aide de serre-joints, afin de leur donner la courbure désirée après séchage de la colle. À cette époque, on utilisait de la «Caurite» ou de la «Certus» aviation. Ce mode de fabrication apportait un gain de poids et une plus grande rigidité à la structure finale.
Le bois lamellé est utilisé maintenant pour la fabrication de charpentes de grande longueur, Par exemple dans la construction de hangars ou de salles de sport. Parmi nos acheteurs de Star figuraient Lebrun, Chancerelle, Mercier, Herbulot, Debarge, Peytel… Tous régatiers chevronnés et membres du Cercle de la Voile de Paris. La plus importante flotte de Star de la région parisienne et les meilleurs équipages dans la spécialité étaient concentrés au CVP.
HERBULOT COMME MAÎTRE
En 1949, Herbulot et Dornier m’avaient très gentiment aidé pour mon admission au CVP, l’Académie de la voile de Meulan ! J’avais été admis comme membre junior, sans cotisation ni droit de garage !
Les installations du CVP étaient assez étonnantes avec les nombreux Star alignés à sec sur leurs supports, une grue de mise à l’eau et les appontements d’amarrages.
Il y avait une grande pelouse sur laquelle on pouvait astiquer les dériveurs ou se détendre en compagnie des amis. Au-dessus de la pelouse, le clubhouse, jolie construction en bois, comprenait le bar, la salle de restaurant et une grande terrasse; plus loin, un bâtiment en maçonnerie avec des chambres réservées aux membres du club. En-dessous, accès direct à la pelouse pour les dériveurs garés sous le bâtiment. Une autre construction en bois abritait les vestiaires, les douches et la voilerie. Tout cet ensemble était «chic» et très bien entretenu.
La grande majorité des membres faisait partie de la haute société. Le Baron Thénard, qui se présentait comme « employé chez Saint-Gobain », était en réalité le président de l’entreprise ! Albert Debarge était président des laboratoires pharmaceutiques Toraude, François Laverne notaire à Paris, Mozes président de Facom, Jean Peytel avocat, Lebrun champion olympique en solitaire à Los Angeles en 1932 et antiquaire Faubourg Saint- Honoré, Herbulot architecte, etc. Et Bigoin, jeune charpentier modeleur à Paris, âgé de 19 ans et nouveau membre junior!
Tous ces personnages m’intimidaient beaucoup, cependant ils étaient tous très aimables et amicaux envers moi. Je dois dire que le parrainage de Jean- Jacques Herbulot m’aidait à être introduit dans cette société assez fermée.
Avec mon nouveau Caneton à restrictions, j’étais bien armé pour entrer dans le jeu. Lorsque je suis arrivé à Meulan avec mon engin, il a été accueilli avec circonspection, beaucoup d’intérêt et de questions. J’avais fait tout mon possible pour réaliser un «Stradivarius» nautique !
Herbulot a souligné qu’il était l’auteur des plans mais que j’avais réalisé le bateau suivant mes goûts et mes idées en matière d’accastillage. À partir de ce moment, j’ai été très bien reçu au club et y ai noué rapidement des amitiés durables.
Je m’étais séparé de mon premier bateau, non sans une certaine nostalgie. J’ai offert le montant de la vente à mes parents pour les remercier de leur soutien, et aussi pour leur témoigner mon affection.
LE PROJET DU CANETON 505
Depuis quelque temps, il était question à l’Association des Propriétaires de Canetons de faire évoluer la jauge à restrictions vers une sorte de monotypie, pour éviter une concurrence devenue effrénée.
Après une série d’essais de monotypes internationaux courus à La Baule en 1953, c’est finalement le Coronet, 5,50 mètres de long, dessiné par John Westell, qui sortit vainqueur des confrontations. À la demande de l’ASPROCA, Westell dessina une nouvelle version mesurant 5,05 mètres afin de pouvoir entrer dans la jauge des Canetons.
La coque du prototype devait être « en forme » et être construite en bois moulé. Cette technique peu connue en France n’avait jamais été utilisée, en raison des importants moyens à mettre en oeuvre.
J.-J. Herbulot, toujours lui, connaissait un procédé utilisant une nouvelle colle à froid qui permettait de réaliser des joints épais sans pression importante pendant sa polymérisation, pour coller les trois épaisseurs des bordés. Il suffisait de les maintenir en position au moyen d’une agrafeuse de tapissier.
C’est alors que je suis contacté par Alain Cettier, président de l’ASPROCA, qui me demande si je pourrais personnellement me charger de la construction du prototype. Il était membre du CVP et lui aussi propriétaire d’un Caneton Herbulot. Étant un de mes concurrents amicaux, mais acharnés, il connaissait parfaitement mes références chez Dornier.
JJH et Cettier désiraient me confier ce travail qui devait rester le plus confidentiel possible, afin de ménager un effet de surprise à la sortie du bateau et aussi de m’éviter les questions inévitables des journalistes qui m’auraient dérangé et ralenti dans mon travail.
LE MIKADO
Nous étions à la fin août 1972. Quel travail ! Otto voulait présenter une maquette sur son stand du Salon Nautique, je me suis dépassé pour réaliser les premiers plans pour sa fabrication. Parallèlement, la construction des modèles
de la coque et du pont démarrait, pour réaliser les moules de fabrication. Je faisais des allers-retours incessants entre Marseille et Agen pour discuter des détails de construction.
La maquette réalisée par Jean Marty a été exposée au Salon et a suscité un intérêt certain chez les journalistes spécialisés, qui ne manquaient pas toutefois d’émettre une foule d’objections: le bateau n’était pas assez voilé, il aurait été infiniment mieux avec un gréement de goélette, il ressemblait à je ne sais quel animal… Otto a pris trois commandes sur maquette ! Son réseau de vente était très actif en France et à l’étranger.
Au cours des discussions au Salon, généralement avec André Costa, il a été décidé de donner à la future série un nom d’inspiration japonaise, comme ses petits frères. Ce serait Le Mikado. C’était le plus grand bateau jamais présenté au Salon et il l’est resté pendant une décennie. Plus de cent quarante unités sont sorties du chantier.
PEN DUICK V AVEC ERIC TABARLY
En septembre 1968, je participais à la Semaine Nautique Internationale de Méditerranée, avec mon Flying-Forty. J’avais gagné toutes les courses dans ma catégorie, pendant que Dominique Sémac à la barre du prototype du Samouraï, était également au plus haut du palmarès de la classe V. Nos deux bateaux avaient bien travaillé, et comme ils sortaient tous les deux des mains du même architecte et constructeur, c’était la gloire !
Mon ami Pierre Fouquin, photographe à la revue « Les Cahiers du Yachting » en reportage à Marseille, avait pris des dizaines de photos de nous pendant les courses. Il était accompagné d’Éric Tabarly, qui courait sur le 12 m JI, du Baron Bich, dessiné par André Mauric. Pierre Fouquin nous avait présentés sur le quai de la Nautique et Tabarly m’avait parlé de son projet de bateau pour participer à la course San Francisco-Tokyo, première course transpacifique en 1969. Il avait été étonné par les prestations de mes deux bateaux et m’avait demandé si j’étais disponible pour m’intéresser au sien. Une telle personnalité qui pose cette question à un type comme moi, c’était une chance inespérée à ne pas laisser échapper !
Tabarly me parla de son projet en précisant les caractéristiques prévisionnelles : Longueur hors tout : 38 pieds, soit 10,67 m. Pas plus. L’interprétation était absolument libre, largeur, tirant d’eau, surface de voilure, matériaux de construction.
La seule exigence de Tabarly était que la construction du bateau soit en alliage léger et surtout, qu’il soit prêt dans un temps très bref car le bateau devait embarquer sur un cargo pour prendre le départ de la course le 15 mars. En retranchant la durée présumée du voyage, il me restait trois mois pour la construction et les essais !
Outre ses talents de photographe, Pierre Fouquin était aussi ingénieur en construction navale et depuis peu il exerçait également au chantier de la Perrière à Lorient. C’est donc dans ce chantier que le bateau serait construit. Le chantier de la Perrière ayant son propre bureau d’étude, il se chargerait de tous les plans de détails de construction. Un travail que je n’aurais pas eu le temps de réaliser dans des délais aussi courts.
Les vents dans le Pacifique nord à cette période de l’année étant de dominante Est, le bateau devait être étudié en conséquence : il lui fallait une coque planante, inspirée des dériveurs tels que le 5O5 ou le Flying Dutchmann, et une quille fixe lestée le moins possible pour permettre le redressement du bateau en cas de forte gîte dans une survente. Le soir même je téléphonai à mon ami Daniel Duvergie pour lui proposer de travailler en équipe afin de gagner du temps sur les études. Nous avons décidé de tracer chacun de notre côté, suivant nos inspirations respectives, un premier plan de forme et de choisir celui qui nous semblerait le meilleur pour le transmettre au plus vite au chantier afin qu’il dessine son plan de structure et puisse prévoir ses approvisionnements en tôle d’aluminium. (Une très grande réussite pour un bateau précurseur. NDLR) …/…
LA DRAMATIQUE AVENTURE DU CLUB MÉDITERRANÉE D’ALAIN COLAS
L’histoire du Club Med demande un long chapitre car il est indispensable de donner tous les détails de la conception, de la construction, des relations entre les différents intervenants et des navigations à bord de ce grand projet. C’est pendant la Semaine Nautique Internationale de la Méditerranée de 1974 que Gaston Defferre et Albert Coeudevez, fournisseur des mâts de tous mes bateaux, m’ont présenté à Alain Colas. Alain Colas avait gagné la course transatlantique en solitaire de 1972 à bord de l’ancien Pen Duick IV, qu’il avait racheté à Eric Tabarly et rebaptisé Manureva. Il souhaitait participer à la course suivante, en 1976, avec un bateau plus grand. Il m’a alors parlé de son projet de faire construire un nouveau monocoque plus long que celui d’Yves Terlain le Vendredi XIII qui mesurait déjà 39 mètres.
Au moment où Alain m’a proposé l’étude de son projet, j’en ai été très heureux mais je me demandais si je réussirai à construire un tel bateau. Je savais qu’aucun de mes confrères n’avait jamais rien fait de similaire, le challenge était très tentant.
…/…
Dans les grandes lignes, le programme était le suivant : un bateau d’une cinquantaine de mètres, trois mâts, chaque voile ne devant pas dépasser 120 m2, une surface qu’Alain pensait pouvoir maîtriser facilement. Les détails viendraient après. Alain m’avait même dit : « Si tu entends parler d’un projet plus grand, je veux dix mètres de plus en longueur ». Effectivement, j’entendais parler dans les « coursives » d’un plan de Michel Joubert, mesurant soixante mètres.
Cette rumeur me suffisait, j’ai immédiatement tracé un premier projet de soixante-dix mètres, obligatoirement gréé avec quatre mâts. C’était seulement une esquisse que j’ai envoyée par fax à Alain à Tahiti. Par retour, j’ai reçu la confirmation de sa commande: «Ça me plait, vas- y, fonce Michel!».
C’était un coup de tonnerre dans le monde de la plaisance ! Les réactions ne se sont pas faites attendre ! Colas est fou, Colas ne sait pas où il va, on ne parlait plus que de Colas. Quant à Bigoin, pourquoi était-ce lui qui était chargé du projet alors que les architectes compétents ne manquaient pas? Nous avons entendu l’un et l’autre toutes sortes de commentaires, motivés sans doute par la jalousie et les rancœurs.
…/…
L’ACCIDENT DE LA TRINITÉ
Nous étions en mai 1975. Pour la Pentecôte, Alain avait prévu une sortie avec des amis, à bord de son trimaran Manureva, à la Trinité-sur-Mer. Le lundi soir en rentrant au port, impossible d’amener la grand-voile, un coulisseau était coincé en tête de mât. Malgré tous les efforts d’Alain, il était impossible de la descendre, d’autant que le bateau étant vent arrière, le fond du port se rapprochait de plus en plus ! Seule solution, mouiller en catastrophe… Alain jette l’ancre et revient en courant vers l’arrière pour prendre la barre et faire virer le bateau. Une boucle s’était formée dans le câblot de l’ancre, Alain se prend le pied dedans ; l’ancre ayant croché le fond, le câble se tend brutalement et lui sectionne la cheville ; le pied ne tenait plus à la jambe que par le tendon d’Achille. Alain réussit quand même à couper le cordage pour enfin se libérer. Il souffrait le martyre, perdait du sang, mais continuait à diriger les opérations de sauvetage avec un courage et une volonté extraordinaires.
Je n’ai pas assisté à ce terrible accident, je ne fais que rapporter le récit d’Alain et de Teura, sa compagne, tel qu’ils me l’ont raconté plus tard à l’Hôpital de Nantes, alors qu’Alain avait déjà subi ses premières opérations – il en aura vingt-trois au total ! Alain nous avait demandé de venir le voir pour nous faire part de ses décisions concernant l’avenir de son projet. Malgré son état, il était bien décidé à poursuivre son idée et à démarrer au plus vite tous les plans de construction pour la mise en chantier de son bateau. Toutefois, il souhaitait changer les dimensions de la coque : diminuer la largeur de dix pour cent et le creux de trois pour cent, car, du fait de son handicap, il ne se voyait plus courir sur un pont de 10,80 m de large ; il avait pensé de plus que ces modifications allégeraient le bateau. Mais j’y voyais des objections : le bateau serait moins raide à la toile et les rails d‘écoutes des focs génois seraient trop proches de l’axe du bateau. Argument balayé par la suppression de ces derniers, qui seraient remplacés par des focs bômés gréés en tête de mât. Cette décision me semblait aussi sage que rationnelle. Les circonstances ayant modifié beaucoup de choses, le moment était mal choisi pour argumenter plus avant. Et Alain était le patron.
…/…
CONSTRUCTION À L’ARSENAL
À Marseille, un nouveau plan de forme de 9,80 mètres de large a été retracé pour établir les plans de structure définitifs nécessaires au démarrage du tracé en grandeur réelle. Toutefois, mon tracé définitif ne ressemblait pas à un plan de forme de galère ni à celui d’un torpilleur, mais c’était celui de la conception d’un voilier moderne, après les essais en bassin et les avis de l’Ingénieur Chuiton. Le bateau étant construit dans un Arsenal militaire, il n’était pas possible d’obtenir un classement « Veritas ». Aussi, ce sont les normes Marine qui ont été utilisées pour les plans de structure. Dans ce domaine, les compétences des Services Techniques des Constructions Navales, qui ont étudié toute une gamme de navires, du cuirassé au plus petit torpilleur, sont incontestables. Notre projet était donc entre de bonnes mains, il serait construit léger et solide. …/…
Les mâts, espacés de 16,25 m sur le pont, reposent chacun sur une cloison transversale. Chaque cloison a reçu une emplanture de mât renforcée de chaque côté par un demi- profilé en acier de section égale à celle du mât, afin d’assurer une descente de charge de compression d’environ 100 tonnes sur la structure des fonds de la coque. La distance entre chaque cloison est divisée en dix. Les neuf membrures porques sont donc espacées de 1,625 m. Les dix varangues (membrures transversales des fonds) sont placées entre les porques. Leurs extrémités, après la partie horizontale, remontent jusqu’à la ligne de flottaison.
…/…
André Mauric venu visiter le Club Med à mon invitation, s’était déclaré époustouflé par ce qu’il venait de voir et surtout par le récit de la traversée que lui avait fait Gaston Defferre. C’était un beau compliment venant d’un éminent confrère. Le Club Med avait bénéficié d’une semaine supplémentaire pour tout fignoler avant le baptême en grande pompe, prévu le 24 avril. Y participeraient la Musique de la Légion Étrangère et le bataillon des majorettes de Marseille. Madame Defferre, marraine du bateau, a cassé la bouteille de Champagne sur la coque sous les applaudissements de la foule. Le bateau devait partir pour Lisbonne le surlendemain, pour le parcours des 1500 milles probatoires. En raison de la taille exceptionnelle de son voilier, les organisateurs anglais de la course avaient imposé à Colas un parcours supplémentaire de 1500 milles, à la place des 500 demandés aux autres concurrents ; le jury avait estimé que ce bateau piloté par un homme seul constituait un danger pour la navigation. D’autre part Colas, devait prouver que, malgré son handicap physique, il pouvait mener son bateau en solitaire sur un parcours plus long. …/…
Le vent s’est levé du nord-ouest en fraîchissant pendant la nuit. Nous filions grand largue tribord amure et Club Med a commencé à allonger sa foulée ; dans la matinée, le vent soufflait force 6, et les vingt nœuds étaient au compteur ! La mer se creusait, mais le bateau passait en force, sans enfourner, en formant deux vagues d’étrave impressionnantes, comme celles d’un croiseur à grande vitesse. Le vent avait encore forci nous marchions en permanence entre 22 et 26 nœuds ; je voyais à son attitude que Colas était satisfait. Je n’étais qu’un passager clandestin. L’ambiance à bord était extraordinaire, les bénévoles étaient surexcités et les journalistes, invités de Colas, emballés, n’en croyaient pas leurs yeux !
…/…
Le coup de vent a duré environ 36 heures, nous avions descendu le golfe du Lion à la moyenne de 18 nœuds et nous étions déjà à l’entrée de la mer d’Alboran, entre l’Espagne et le Maroc.
…/…
L’ÉPOPÉE DU PHOCEA: Le Club Med refait surface
Courant avril 1982, je reçus un appel téléphonique de la secrétaire d’un client potentiel me demandant si le Club Med était toujours à la vente. J’avais déjà rencontré plusieurs acheteurs plus ou moins intéressés, mais compte tenu de l’impossibilité de présenter le bateau du fait de son éloignement, aucune de ces démarches n’avait abouti. Sur ma réponse affirmative, la secrétaire promit de rappeler rapidement. Elle tint promesse et me fixa rendez-vous quelques jours plus tard à Marignane, à l’arrivée des avions privés, précisant que le visiteur se nommait Bernard Tapie. À l’heure exacte du rendez-vous, je vis un homme jeune débarquer d’un jet. Il était accompagné d’une de mes connaissances, Jacques Fayard, Président de l’Union Nationale pour la Course au Large (U.N.C.L.), c’était plutôt bon signe. Sur la route vers Marseille, Tapie m’explique qu’il s’intéresse au bateau, qu’il s’est déjà adressé à André Mauric, son architecte, qui lui a amicalement communiqué mes coordonnées. Une vraie course au trésor. Tapie semblait réellement intéressé. «Où peut-on voir le bateau ?». «À Tahiti !». Qu’à cela ne tienne, nous prenons rendez-vous pour partir ensemble à Tahiti.
Ensuite, Tapie me raconte avoir loué avec des amis un bateau de 25 mètres qu’il avait trouvé vraiment trop petit. Ils étaient six amis à bord et même aux Antilles où l’on vit beaucoup dehors, il trouvait les cabines trop étroites. Un de ses compagnons lui aurait alors conseillé d’acheter le Club Med, qui mesurait 70 mètres, et Tapie avait saisi la balle au bond.
…/…
Quelques jours plus tard, le 30 avril 1982, nous nous retrouvions à Roissy. J’allais passer mon anniversaire dans l’avion, le 1er mai, jour favorable pour moi ! Pendant le voyage d’une durée de vingt-trois heures, nous avons eu largement le loisir de parler du statut du bateau qui allait prochainement être vendu aux enchères, suite à la liquidation de la «Société Alain Colas Tahiti». Bernard allait réfléchir à toutes ces questions, mais dans l’immédiat, il m’a rappelé que l’objet de notre déplacement était avant tout la visite du bateau.
…/…
Dès notre arrivée, l’un de ses collaborateurs nous a accompagnés pour la visite du bateau. Et là, stupeur, c’était devenu une épave utilisée comme ponton d’accostage pour les embarcations de service de l’Arsenal ! Tout était en pagaille sur le pont, les voiles non ferlées étalées sur les bômes, des cordages en vrac, le pont, les échelles, la timonerie, tout était rouillé ! Réaction spontanée de Tapie: «Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ce tas de boue ? » Je suis resté sans voix. Cette visite certes, n’était pas très encourageante, mais en examinant mieux la situation, rien n’était irrémédiable, car tout était à démonter pour la refonte complète du bateau. J’ai bien expliqué mon point de vue à Tapie, ce qui l’a un peu tranquillisé.
…/…
Après des années sans entretien, il a été nécessaire de décaper complètement la coque par sablage. Avant son départ pour Tahiti, le Club Med avait été repeint en blanc, pour le «tropicaliser» ; il était d’ailleurs beaucoup plus agréable à regarder avec cette nouvelle livrée. Après la tentative malheureuse de reprise par l’équipe de Camille Dunaime, il avait de nouveau été «aspergé» de peinture dans la couleur d’origine, et c’est dans cet état que nous l’avons retrouvé à l’arsenal de Papeete. Mais ces différentes couches de peinture ayant été appliquées en dépit des règles de l’art, elles ont été arrachées par la mer, à cause de la vitesse du bateau lors du voyage de retour. Le sablage a enlevé quarante pour cent de «torchis» et soixante pour cent de rouille, mais fort heureusement, les tôles n’avaient pas souffert. Pour éviter une oxydation prématurée de la surface décapée, on interrompait le sablage pour appliquer une couche de peinture «primer», environ toutes les trois heures: six heures de décapage, deux heures de peinture dans la journée.
…/…
Pour la réalisation du Phocéa, d’importantes modifications des structures d’origine ont été réalisées pour adapter les nouvelles cadènes de haubans en acier aux futurs aménagements. Pour éviter la corrosion, chaque trou de cadène a été fourré par un tube en inox, au diamètre intérieur égal à celui de l’axe de la chape du ridoir, et chaque côté de l’âme en acier haute résistance de la cadène recouvert par des rondelles en inox soudées. Après installation et soudure l’ensemble a été sablé, «shoopé» et peint. Ainsi le pont resterait net et sans coulure de rouille. Quant à la superstructure, c’était le morceau de choix: quarante-cinq mètres de long, huit mètres quatre-vingt de large et dix-huit tonnes d’alu d’une seule pièce. C’était un élément principal du bateau, très complexe dans sa conception et sa construction. Combien de nuit ai-je passé à réfléchir à une foule de détails de conception, en m’efforçant de trouver des solutions rationnelles, esthétiques et faciles à mettre en œuvre ! Ainsi, le bloc de la superstructure m’a amené à réfléchir à toutes sortes de questions qui me procuraient un grand plaisir intellectuel. Tapie, avec ses exigences, avait le talent de vous faire réaliser ce que vous pensiez ne pas savoir faire. Il m’aiguillonnait avec son franc-parler: «Démerde-toi pour y arriver, c’est ton boulot!». Pour reprendre une phrase de Socrate, « ce que je ne sais pas, je ne crois pas non plus le savoir ». Bien conscient de mon ignorance, pour résoudre tous ces problèmes, j’ai dû apprendre, demander conseil, et au final tout a fonctionné. Dans cette superstructure, il fallait installer une salle à manger à l’avant, la descente au poste d’équipage, un office pour le service à table, un monte-plat relié à la cuisine, un salon privé pour l’armateur, une coursive transversale, les cabines du commandant et du chef mécanicien, la timonerie au-dessus, et deux locaux toilette pour les invités. Et vers l’arrière, la descente aux cabines des passagers, un grand salon avec discothèque et une piste de danse ! Chaque élément demandait une étude particulière, et je devais me plier aux exigences de Tapie qui formulait souvent des remarques constructives, concernant notamment l’esthétique.
…/…
LE PHOCEA PREND LE LARGE (1987-1990)
Le Phocéa étant en fin d’armement et de finitions, la majorité du personnel était retournée au chantier de l’Anse du Pharo. Seuls trois ou quatre compagnons étaient restés à bord pour terminer quelques petits travaux et aider l’équipage pour des manutentions. Le départ vers la Grèce approchait et Tapie devenait de plus en plus nerveux. Naturellement tout était de ma faute, puisque j’étais son seul interlocuteur. Pendant les deux semaines précédant le départ, tout un système de sonorisation non prévu a été installé dans le salon et sur le pont, ainsi qu’un pupitre de réglage de l’ensemble, et une grande télévision cathodique montée sur un support articulé pour dégager le passage! Sur l’avant du mât n° 2, un grand «tatami» de 5 mètres sur 5 et cinquante centimètres d’épaisseur pour les bains de soleil en groupe, soit pas moins de vingt-cinq éléments parallélépipédiques en mousse, ont été installés.
Suzanne (épouse de Michel Bigoin, NDLR) courait en tous sens pour réceptionner le matériel de lingerie et décoration de table, et s’occuper de l’habillement de l’équipage, dont la couleur devait changer tous les jours de la semaine…une fantaisie de l’armateur.
…/…
Plus tard, le propriétaire a tenté de battre le record de la traversée de l’Atlantique. Heureusement que je n’y étais pas, cela m’a évité d’assister à quelques incidents de navigation très difficiles. Trois spinnakers déchirés et tombés à la mer, le bateau à moitié couché plusieurs fois. Mais il a tenu les coups de vent et même traversé une tempête au cours de laquelle une vitesse de plus de trente nœuds a été enregistrée au loch! À ce jour, c’est le premier grand voilier monocoque ayant atteint une telle vitesse. J’ai eu des échos de cette traversée par plusieurs officiers et membres de l’équipage qui, tous, en gardent un souvenir inoubliable, pour différentes raisons. D’après ce que l’on m’a rapporté, l’armateur, avec son goût du risque, son inconscience et sa méconnaissance de la mer, a exposé ses invités et son équipage à des dangers considérables. Heureusement Phocéa a tenu. Le record a été gagné, mais semble-t-il, jamais homologué. Pour la réussite de Phocéa et de Club Méditerranée, je me suis investi au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. C’était mon choix, je voulais réaliser un voilier hors du commun et dans les deux versions, je suis arrivé à d’exceptionnels résultats. Merci au destin qui m’a apporté ces deux opportunités.
[1] Le Grand Voilier, du dériveur à Phocéa, journal de bord d’un architecte naval, éditions Zeraq, 280 pages, 27 euros
[2] Goélette à trois mâts, de 39 mètres de long, gréée de trois génois bômés envergués. Elle avait été dessinée par Dick Carter pour Jean-Yves Terlain dans la Transat de 1972. Donné grand favori, il avait été battu par Alain Colas sur le trimaran Pen Duick IV. Quatre ans plus tard, ce dernier se convertit à son tour au long monocoque et aligne au départ Club Méditerranée, long de 72 mètres.
[3] Nom de la base nautique de la Marine sur la Seine où le jeune Michel Bigoin apprit à tirer ses premiers bords, parallèlement à sa formation de modeleur. Cette double expérience lui permettra de construire ses premiers bateaux, dont le moule en bois qui allait servir à la fabrication des 505. Très jeune, il a fourni des clients comme Jean-Jacques Herbulot ou Jean Peytel qui le parraineront pour être admis , avant même sa majorité, au Cercle de Voile de paris, le prestigieux CVP.