REPORTAGE VOILIER D’EXCEPTION – En 1961, il fut le plus grand voilier de plaisance construit dans la France de l’après-guerre. Sa conception et sa réalisation furent si exemplaires qu’à ce jour, il n’a encore jamais eu besoin d’être restauré. Son propriétaire, Gérard Mesnel, tenait à rendre hommage à l’architecte charpentier qui l’a fait naître, Gilles Costantini. (Extrait Yachting Classique 82). Texte: François Le Brun. Photos : Gilles Martin-Raget, Gérard Mesnel et DR.
Ce qui est bien ne se voit pas, ce qui ne se voit pas est bien. Gérard Mesnel pourrait en faire sa devise. Industriel formé à la dure école de la sous- traitance pour l’automobile dans le monde entier, aviateur[1] , navigateur contrarié de ne pas pouvoir passer davantage de temps sur l’eau, toute sa vie, il a toujours veillé au moindre détail, surtout l’invisible. Et cela lui a plutôt bien réussi. Sa longévité en témoigne. Mais l’homme est discret. Il n’aime pas se mettre en avant. La liste est pourtant impressionnante de tout ce que le yachting classique lui doit : les régates des impressionnistes, à Chatou, sur la Seine ; un musée privé, unique en son genre, où une quantité d’embarcations de rêve ont été restaurées : pas moins d’une trentaine de canots automobiles, quillards métriques, dériveurs en bois. Souvent, ils ont été sauvés d’une mort certaine par le charpentier aux mains de chirurgien, le grand Raymond Labbé en personne. Depuis, chaque bateau est minutieusement entretenu. Pas un fémelot, pas un taquet coinceur ne manque. N’importe lequel peut prendre la mer dans l’heure. Et puis, il y a Talofa, la passion qui emplit sa vie depuis maintenant près de cinquante ans.
Une sorte de 12 mJI pour affronter les plus grosses mers
Il faut dire que tout inspire force et beauté dans ce puissant sloop de 20,50 mètres. Son mât est une perche, voire un gratte-ciel de 32 mètres, qui supporte 240 mètres carrés de voilure au près. L’allure générale évoque celle d’un 12 metre JI. A ceci près qu’avec 45 tonnes déplacées, le bateau est deux fois plus lourd. Il peut aussi bien affronter les plus grosses mers que briller dans une régate à la journée.
Le voilier est à l’honneur cette saison en Méditerranée. Il a notamment été invité à la Classic Week de Monaco. Il mériterait les mêmes égards à Saint Tropez. En effet, à l’heure où « Les Voiles » du même nom fêtent leurs vingt ans, il n’est pas anodin de rappeler que dès la deuxième édition de la Nioulargue, en 1982, Talofa répondit présent, et qu’ensuite, sa fidélité fut sans faille. Quiconque a vécu ces années d’insouciance ne peut avoir oublié le noeud papillon (sigle de la marque de vêtements Eden Park lancée par son fils , le rugbyman Franck Mesnel et son gendre Eric Blanc) qui occupait toute la largeur de son spi géant de 240 mètres carrés.
Alors, puisque l’occasion est redonnée de parler de celui qui fut le plus grand voilier de plaisance construit en France après-guerre, son propriétaire a bien voulu, exceptionnellement pour YACHTING, ouvrir sa boîte à souvenirs. Mais il l’a fait dans un unique but : rendre à César ce qui est à César, comme il aime à le dire souvent. En l’occurrence, il s’agit de faire justice à son constructeur, Gilles Costantini. L’Histoire, en effet, n’a pas donné à cet homme toute la reconnaissance qu’il méritait.
Construit en acajou selon des procédés révolutionnaires
Associé à son frère Jumeau Marc, qui s’occupait du management, le charpentier architecte avait réuni autour de lui, dans le chantier familial de Kerisper, à La Trinité sur Mer, l’aristocratie des compagnons. Ses 35 hommes réalisaient tout eux-mêmes : la coque en bois, le mât métallique, les hublots, les panneaux de pont. Réalisés en cuivre, ces derniers affleuraient le pont sans dépasser d’un millimètre, parfaitement raccord, «flush», comme disent les Américains. Une prouesse qui reste sans équivalent.
Le patronyme Costantini, d’origine italienne, est certes associé à la légende bretonne de Pen Duick II. Mais justement, l’éclat de la victoire d’Eric Tabarly dans la Transat de 1964 a occulté le mérite qui revenait au constructeur d’avoir si bien maîtrisé le contreplaqué pour réaliser un tel voilier. Le petit ketch noir paraissait très léger à l’époque, voire gracile. Les faits ont montré à quel point il allait se montrer résistant à la mer.
Cette perfection de la réalisation, c’est aussi ce qui a impressionné Gérard Mesnel avec Talofa, construit en acajou, mais comme on le verra plus loin, selon des procédés d’une audace révolutionnaire. L’heureux actuel propriétaire s’en est rendu compte à l’usage. Mais l’ayant acheté en troisième main[2], il n’avait jamais eu l’occasion de le témoigner de vive voix à son constructeur. Il aurait bien aimé pourtant. Il avait entrepris des recherches en ce sens. Malheureusement, le chantier de La Trinité avait fermé en 1977. Les personnes qui avaient connu les Costantini et travaillé avec eux devenaient de plus en plus rares. Bref, Gérard Mesnel avait quelque peu renoncé à son projet.
Rencontre surprise avec le géniteur
Et puis est arrivé ce beau samedi de fin septembre à Cannes à la fin des années 90. Talofa venait d’arriver d’une croisière mémorable en Corse, où sur le trajet, l’équipage avait croisé un banc de baleines. Le bateau s’apprêtait à prendre, le lendemain, le départ de la course de liaison vers « Les Voiles de Saint Tropez ». Il était donc au ponton des concurrents, amarré comme à la parade du 14 juillet. L’équipage était descendu à terre retrouver les équipages amis. Le propriétaire était seul à bord . Il lisait, assis à la table installée devant le rouf, et il écoutait d’une oreille distraite les commentaires des badauds.
«Dans certaines envolées, se souvient avec précision Gérard Mesnel, il était question d’aventures et de séquences nostalgiques. Le temps d’un instant, les personnes se rêvaient en Humphrey Bogart, Erroll Flynn ou Lauren Baccal. Distrait par ce flot de paroles, plongé dans son bouquin, notre grand témoin ne les a pas vu venir. Sur le quai, ils étaient trois : deux adultes qui se ressemblaient singulièrement, et un jeune homme. Ils scrutaient sans un mot Talofa, de tribord à bâbord, de la tête de mât à la voute arrière».
Leur observation était trop attentive pour n’être que celle de simples curieux. Gérard, intrigué, est sorti de sa lecture. Son regard a croisé celui de l’un des deux adultes, qui s’est présenté en s’excusant : «on ne voudrait pas vous déranger. Je m’appelle Gilles Costantini, voici mon frère Marc, et mon fils Philippe. Nous sommes sur Margilic[3] . On vous a vus rentrer». Puis, après avoir marqué une pause, il prononce la phrase magique: «J’ai construit Talofa»
Gérard Mesnel n’a rien oublié de cet instant « en un quart de seconde, j’étais debout, j’avais en face de moi celui qui m’avait fait rêver pendant trente cinq ans, le patron du chantier mythique, le dernier des mohicans de la saga Costantini en France. Sans autres salamalec, ils me rejoignent à bord de… leur bateau ! ».
« Nous avons d’abord parlé de la pluie et du beau temps ». Mais il n’était pas nécessaire d’être grand psychologue pour comprendre que Gilles, après toutes ces années, voulait revisiter Talofa et revivre ainsi la construction de qui restera sans doute son chef d’œuvre. « Après une courte visite protocolaire, où je n’avais que quelques changements mineurs à leur montrer, Marc, Philippe et moi sommes allés nous occuper des inscriptions à la régate du lendemain. Nous laissions Gilles seul. Il aspirait à ce moment d’intimité. Il avait mis dans Talofa tant de passion ! »
« Je me suis toujours étonné, poursuit Gérard, que certains possèdent un talent presque indécent à créer et perpétuer le savoir-faire. Les chromosomes avaient bien été transmis ! Gilles avait cueilli ceux du peintre Virgile pour ses talents d’artiste et d’architecte. Auprès de son père Gino, il avait acquis les connaissances fondamentales du métier de charpentier de marine. »
« Les études de simulation et les calculs par éléments finis restaient inconnus dans les années 1955 à 1960 », continue le propriétaire qui reprend là sa casquette d’ingénieur et d’industriel. « Il n’empêche, Gilles a su solutionner la longévité exceptionnelle de la coque de Talofa. Il a conçu un procédé de construction sans équivalent : après la construction du squelette, il a su intercaler deux plis d’acajou croisé collé, le tout sécurisé par 28 000 vis en cuivre. Ensuite, il lui restait à assembler les bordés extérieurs, pour collage et vissage à partir de l’intérieur. Le résultat ? Un ensemble monolithique, aux bordés sans calfatage, contrairement aux constructions traditionnelles.
Il a su, avant l’apparition des études de simulation par éléments finis, qui étaient encore inconnues au début des années 60, apporter une résolution aux problèmes de cisaillements entre bordés lors de la torsion de la coque, dont la longueur, ne l’oublions pas, est de 20,50 mètres.
Pour le plaisir de l’œil à l’extérieur, la coque est aussi lisse qu’un miroir. Aucune trace de bouchon n’apparaît à la surface. Là encore, « ce qui ne se voit pas est bien, et ce qui est bien », etc…
Les aménagements intérieurs sont à l’avenant. Gilles a su choisir les bois précieux : palissandre de Rio, loupe de citronnier, loupe d’orme, toutes les ferrures et varangues en bronze ont été réalisées par les chaudronniers du chantier. Tout cela démontre l’excellence du savoir-faire et la qualité très haut de gamme du chantier depuis de très nombreuses années»
Gilles Costantini au Panthéon
Comme on l’a vu plus haut, Gilles réalisait lui même les mâts en aluminium. Peu de gens savent qu’il avait été le premier en France à le faire et à expérimenter les technologies nécessaires au profilage du gréement et à la maîtrise de l’AG 5. L’innovation et l’amour du travail bien fait constituaient les deux mamelles du développement du chantier.
La prise de responsabilités ne se discutait pas. Dans son panthéon personnel, Gérard Mesnel n’hésite pas à placer Gilles Costantini au même rang que l’astronaute Alan Sheppard. «Les deux, explique-t-il, témoignaient de la même témérité. Pour mener à bien leurs missions, ils accueillaient avec confiance la nouveauté. Ils absorbaient la technique et la science, mais ils le faisaient en donnant l’impression de se balader. Chez eux, le courage était une seconde nature».
Il en avait à Gilles pour reprendre le flambeau. Comme la communication n’était pas idéale entre le commanditaire et Eugène Cornu, la séparation était devenue inéluctable. Gilles avait donc dû assumer les plans de formes, avec le succès que l’on sait.
«J’aime cet esprit de responsabilité, d’entreprise et d’innovation », songe Gérard Mesnel, qui n’oublie pas sa carrière d’industriel. « C’est cette même ambition, poursuit-il, qui nous a donné le Concorde, jamais égalé depuis. Il y avait à l’époque une audace et une foi dans le travail bien fait, qui me semblent éteintes, au nom d’une fabuleuse invention nommée principe de précaution, érigée en philosophie de vie et de travail. Au point que j’en arrive à me demander si de nos jours, Gilles aurait eu le droit de construire Talofa en France!»
[1] une passion héritée d’un oncle vieille tige durant la Grande Guerre, il a passé son brevet de pilote à 16 ans sur Stamp, qualifié IFR, plus de 3500 heures de vol, les trois quarts liées à son activité professionnelle (il se déplaçait par ce moyen dans toute l’Europe d’une usine à une autre), qualifié hydravion.
[3] sloop de course à bouchains construit au chantier Costantini au début des années soixante. Il a gagné de nombreuses courses du RORC. Ce sont ses formes et sa méthode de construction qui ont inspiré Pen Duick II à Eric Tabarly.
Talofa , d’abord grée en yawl
Le premier commanditaire de Talofa s’appelait Monsieur Lucas. Il avait commandé à Eugène Cornu les plans d’un dériveur lesté. En définitive, Talofa est un puissant quillard, fort d’un tirant d’eau de trois mètres. C’est dire si la paternité du célèbre architecte de Sartrouville doit être relativisée. Le bateau, alors gréé en yawl, avait ensuite été acheté par un Américain, Monsieur Duka. Savant atomiste, il avait brûlé sa peau à force de l’exposer aux expérimentations nucléaires. Il ne supportait plus le soleil, et avait donc dû mettre son bateau en vente à Antibes. C’est là que l’actuel propriétaire l’a acheté au début des années 70.
La Saga Costantini
A l’origine, il y avait Virgile Costantini, jeune peintre vénitien, qui avait rencontré un vif succès en 1906 en présentant la toile Solitaria à l’exposition universelle. Attiré par la luminosité bretonne, il s’installa à La Trinité-sur-mer, avec femme et enfants, les deux garçons Gino et Paul-François. Le premier créera le chantier naval en 1931. Les deux fils jumeaux de Gino prendront la suite : Gilles comme architecte naval, et Marc, comme directeur financier. Le chantier fermera définitivement en 1977.
Vidéo à voir : https://www.youtube.com/watch?v=8YTslZ9JxFI
Fabuleux reportage et un bel hommage au chantier Costantini de La Trinité-sur-Mer
Dommage qu’il ne soit pas rendu hommage à Eugène Cornu pour ses plans de structure et procédés de construction également réalisés par Jouët pour Striana et Silvant pour Hallali. On ne calfatait pas un yacht et plus précisément un bordé en acajou ou multiplis. Lucas était concepteur des capots flush et importateur des bois. Victor Tonnerre a réalisé de nombreuses voiles. Raymond Labbé a changé le pont et réalisé tous les travaux à Saint Malo. J’ai proposé et dessiné le nouveau plan de voilure en sloop, quelques modifications d’emménagement et forme du lest – conçu une porque en inox pour renforcer la structure en pied de mât, souvent nécessaire dans le temps sur les plans Cornu.
Guy Ribadeau Dumas
Inversion : Striana a été construit par Silvant et Hallali par Jouët.
Merci pour ces précisions cher monsieur Ribadeau Dumas.
Il y a eu un autre Talofa construit chez Laperriere à Lorient en aluminium et mis à l’eau en 1968, il mesurait environ 30 m et a fini ses jours au Sénégal.
Philippe, Talofa IV ended her days in a port in Spain, where she was abandoned by her owner. She sank several times in the port and about 2019 she was lifted out and scrapped.
Originally named Talofa IV, renamed Sayonara Alpha and finally Penelope.
I crewed on Sayonara Alpha for 16 months in the mid to late 1970’s.